« Décarboner » l’économie, voilà la priorité !

Par Jean-Marc Jancovici, Brice Lalonde et Bo Kjellen (Article Lemonde.fr du 19/06/2012)

En pleine crise européenne, alors que tant de nos concitoyens sont à la peine, l’environnement ne semble pas la première des préoccupations. Comment se convaincre que, pourtant, le changement climatique reste une priorité ? Comment, quand au surplus ses victimes semblent invisibles, à la différence de celles du tabac ou des accidents de la route ? C’est simple : il faut porter le regard vers le réservoir plutôt que vers la cheminée. De fait, les émissions de CO2 ne relèvent pas de la génération spontanée : elles proviennent de la combustion du pétrole, du charbon ou du gaz naturel. Or, en ce qui concerne le pétrole, les problèmes ne sont pas pour plus tard. Ils ont démarré il y a trente-cinq ans !

Dans les années 1960 et 1970, la production mondiale d’or noir croissait de 5,5 % par an. De 1980 à 2005, ce taux est descendu à 0,8 % par an. Depuis 2005, il est nul. Tous les ennuis que nous avons connus depuis – récessions, endettement croissant, financiarisation de l’économie, chômage structurel – ont commencé avec les premiers chocs pétroliers, et se sont aggravés à chacun des suivants. Le plafonnement de la production pétrolière depuis 2005 est bien à l’origine de la crise, plus violente encore car elle vient percuter l’accumulation de dette issue des chocs énergétiques précédents.

Rappelons que 98 % de ce qui roule, vole ou navigue utilisent du pétrole. De ce fait, une offre en pétrole qui devient contrainte bride les échanges, ce qui a un impact sur le PIB dans un système mondialisé. Les chocs ne causent pas des récessions seulement à cause de la hausse des prix, mais d’abord parce qu’ils traduisent une offre de pétrole inférieure en volume à ce qui serait nécessaire pour nourrir l’économie.

D’où vient le pétrole européen en 2010 ? De la mer du Nord pour 30 %, mais cette dernière a passé son pic en 2000, et sa production baisse de 5 % par an. Le reste est importé, pour la bagatelle de 350 milliards d’euros l’an. Or, depuis 2005, la production mondiale de pétrole a cessé d’augmenter. A cause de la compétition croissante avec la consommation domestique des pays producteurs, et avec les importations des émergents, toutes les deux en hausse, l’Europe voit aussi ses importations décliner. Avec une production domestique déclinante et des importations contraintes à la baisse, l’Europe a perdu – sans le vouloir – 8 % de son pétrole entre 2005 et 2010, et cela va s’accentuer.

Pour le gaz, c’est presque le même cas de figure : 60 % du gaz européen viennent de la mer du Nord, qui a entamé son déclin il y a quelques années. Ce déclin va s’accélérer, quand la Norvège – un tiers de la production de la zone – passera son pic, d’ici à 2020 environ. Les Russes et le gaz naturel liquéfié (GNL) ne compenseront pas la différence.

Même la moitié du charbon consommé en Europe est importée ! Et faut-il rappeler que l’énergie, c’est le sang de nos sociétés industrielles ? Sans énergie, pas d’usines, pas de transports, pas d’hôpitaux, pas de lumière le soir ou en hiver, pas de chauffage, pas d’ordinateurs (donc plus de banques)… Privés d’énergie, ce n’est pas un recul de 8 % du PIB que nous aurions (soit la part de l’énergie dans la consommation finale), mais toute l’économie qui s’effondrerait.

Bref, ne rien faire pour le climat, ce n’est pas avoir une économie qui se porte mieux, au prix d’émissions croissantes et d’ennuis reportés à « plus tard ». « Ne rien faire pour le climat » équivaut à « ne rien faire pour éviter d’importer des combustibles fossiles de plus en plus rares ». Alors nous continuerons à enchaîner des récessions de plus en plus délétères, certes très efficaces pour faire baisser les émissions de gaz à effet de serre, mais qui ont quelques conséquences moins sympathiques par ailleurs !

La fin de l’histoire pourrait bien être le retour des régimes totalitaires en Europe, jetant bas l’oeuvre des pères fondateurs qui nous a permis de vivre en paix pendant soixante-dix ans.

Décarboner notre économie est donc une impérieuse nécessité. Mais voyons-le comme une bonne nouvelle : l’énergie ayant tout structuré, décarboner l’Europe nous oblige à tout repenser. Il faut reconfigurer les villes, redynamiser les campagnes, changer nos 150 millions de véhicules, modifier la production électrique, mettre l’industrie sous pression maximale pour sa propre survie, rendre l’agriculture moins dépendante d’intrants de synthèse (fabriqués au gaz) et de transports longue distance, bref, tout changer pour mieux tout reconstruire. Il faut aussi modifier l’enseignement, changer la fiscalité, mobiliser notre politique étrangère… cela ne serait pas un magnifique projet européen, par hasard ?

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Jean-Marc Jancovici est consultant et enseignant. Il a participé, en 2007, à l’élaboration du pacte écologique de la Fondation Nicolas Hulot. Il est l’auteur notamment de Changer le monde, tout un programme ! (Calmann-Lévy, 2011).   Brice Lalonde est coordinateur de la préparation de Rio+20 ;   Bo Kjellen est président du comité de préparation du Sommet de la Terre en 1992.